Le projet articule 3 niveaux d’analyse (organisationnel, structurel et institutionnel). Pour répondre à cet enjeu Cap-SMART s’appuie sur l’approche systémique (Bertalanffy, 1968 ; De Rosnay, 1967) qui permet de saisir les déterminants de l’adoption et de la transition technologique de manière plus large qu’à l’unique échelle du système de travail. Il conçoit le système touristique par la co-existence de plusieurs systèmes dynamiques à travers différents niveaux d’interrelations pensés ensemble comme un écosystème. Ainsi, lorsqu’un changement se produit à l’intérieur d’un système, il peut influencer des changements en cours dans d’autres sytèmes, voire y entraîner de nouveaux changements, à des échelles spatiales et temporelles différentes (Guiboudenche & Cahour, 2019). La démarche mise en place dans Cap-SMART repose sur une triangulation des méthodes qui consiste à croiser les apports de diverses techniques ou sources de recueil de données (quantitatives et qualitatives) afin de mettre en tension différentes perspectives complémentaires sur l’adoption des Technologies intelligentes (TI).

Durant les 24 premiers mois de recherche, une analyse quantitative (développée largement dans le rapport 18 mois) par questionnaire a été réalisée à destination des cadres d’organisations touristiques en RBC. Le système de travail (pris dans sa globalité) présente une labilité fonctionnelle et des interrelations avec les autres systèmes riches en signification. Ces interrelations peuvent concerner aussi bien des acteurs structurant le système socio-économique : les acteurs concurrents, les fournisseurs, les sous-traitants etc., le système institutionnel : les acteurs de la gouvernance, les acteurs législatifs régissant le cadre du RGPD etc.) que le système du travail à réaliser. Cette analyse a été ensuite approfondie par une analyse qualitative par entretien d’autres acteurs du système de travail.   

Les premiers résultats quantitatifs (115 répondants représentatifs du secteur hôtelier et muséal de la RBC) référant au système de travail relèvent de deux pôles (Chizalet, 2019, p. 30) d’adoption dépendant de l’expérience vécue de l’organisation avec la technologie : (i) le réel ou « réalisation concrète » (Béguin, 2010, p. 48) se rapportant aux exigences du projet d’adoption de(s) TI(s) (e.g. exigences techniques, exigences temporelles, exigences financières etc.) et au réel du travailleur, destinataire de la technologie ou plus largement de la situation de travail conçue) et (ii) le virtuel faisant référence à une « volonté relative au futur » (Daniellou, 2004). Ces deux pôles (Martin, 2000 ; Béguin, 2010) ont été analysés à travers les représentations des cadres. Une synthèse des recherches sur le modèle d’acceptation des technologies (Atarodi, 2018) insistait sur la pertinence d’inclure dans le virtuel des dimensions prédictives sur l’intention d’usage des TI se basant sur les connaissances et attitudes à propos des TI des cadres (Huy et al., 2012) et sur leur représentation de l’utilité perçue des TI et de l’IA sur le système de travail (conséquences humaines et organisationnelles).  Concernant le pôle d’adoption du réel nous avons évalué l’adoption technologique actuelle (un score d’ampleur technologique et une classification des modalités d’ampleur ont été créés) etidentifié des facteurs d’adoption (freins et facilitateurs à l’adoption) selon l’approche contextuelle duTOE « Technologique-Organisation-Environnement » (Huy et al., 2012, Tornatsky et al., 1983). Ce cadre théorique, permettait de caractériser l’organisation touristique comme une organisation complexe (Morin, 2008) située au sein de réseaux d’acteurs et plus largement de réseaux d’influences ayant un impact sur les choix stratégiques au niveau du système de travail, et également de mettre en évidence des liens entre les différents systèmes. De manière non exhaustive, les données obtenues sur base de cluster analysis permettent de témoigner d’un engouement des acteurs et des organisations touristiques pour les technologies de gestion, les plateformes de distribution mais aussi et surtout des difficultés à identifier des freins et des facilitateurs à l’adoption des TI, hormis la dimension financière.   Le virtuel s’intéressait aux perspectives d’adoption technologique (un score d’ampleur à long terme a été créé) et aux conséquences potentielles humaines et organisationnelles de l’adoption des TI. De manière évidente, il est ressorti une vision très orientée vers les modalités technologiques de gestion (i.e CRM, ERP, etc.), puis de communication (i.e les assistants virtuels de type chabots) pour les hôtels, et, pour les musées, en priorité une orientation vers la communication, vers l’immersion et la gestion secondairement. Le vécu expérientiel avec des technologies influence aussi le pôle virtuel d’adoption avec la volonté d’en adopter de nouvelles qui se trouve amplifiée. Concernant les représentations des cadres, ils partagent la nécessité d’une réorientation des compétences, la création de nouveaux parcours-métiers tournés vers plus de polyvalence pour soutenir la transition technologique. Les données qualitatives renforcent ce point et montrent que si des changements doivent s’opérer dans les organisations, ils le seront dans les profils recherchés dans des services spécifiques (i.e service de communication ; service d’accueil). Les candidats à l’emploi présentant des compétences numériques supplémentaires seront eux valorisés. Il est aussi fait mention pour ces organisations touristiques du souci de l’accompagnement progressif du changement technologique par des changements organisationnels respectueux de la complémentarité des capacités humaines et de l’IA (Zouinar, 2020). Dans cette perspective, les managers de proximité apparaissent comme des acteurs avec un rôle essentiel dans la « traduction » (Desmarais & Abord de Chatillon, 2010) de la transition technologique auprès des acteurs opérationnels.  D’autre part, les entretiens mettent en lumière des acteurs sociaux et institutionnels pouvant jouer un rôle de régulation dans la temporalité de la transition technologique (syndicats, plateforme de distribution, DMO etc…) avec des effets parfois disruptifs. L’intégration de nouveaux acteurs numériques a amené les organisations à concentrer leur effort dans la recherche de nouveaux systèmes intelligents (i.e des algorithmes intelligents utilisés à ce stade comme simple dispositif d’aide à la décision), mais générant des inquiétudes fortes et des effets sur les métiers de la vente et du marketing, et de la stratégie (i.e revenue manager). Enfin, autre facteur identifié, et non des moindres, la crise de la covid-19 qui a bouleversé profondément les plans en matière d’adoption technologique. Pour certaines organisations touristiques elle est perçue comme un ralentissement de la transition technologique (i.e comme pour la recherche de proximité avec le client) pour d’autres, il s’agit d’un accélérateur de cette transition technologique (i.e usage du self check-in dans la recherche d’autonomisation du parcours de visite). Cet effet de perception généré dépend en grande partie de la vision de l’organisation envers la technologie préexistante à la crise de la covid-19.

La mesure des effets des technologies intelligentes sur le système et les acteurs touristiques a été également approchée à partir d’une analyse qualitative, consécutive à l’enquête quantitative, basée sur des entretiens semi-directifs avec des représentants d’entreprises et organisations issues des différents sous-secteurs touristiques comprenant les hôtels (9), les organisateurs d’événements professionnels (8), les musées et les organisateurs de visites guidées. Les résultats auprès des structures hôtelières bruxelloises ont confirmé ou infirmé plusieurs tendances relevées dans la littérature scientifique. Premièrement, au niveau de la perception des technologies, l’étude qualitative  a confirmé la croyance dans le caractère indispensable des TI dans l’amélioration de la performance économique afin de rester compétitif dans un environnement hautement concurrentiel (Cimbaljević et al., 2018 ; Foltean et al., 2018 ; Bilgihan et al., 2015). De plus, la grande majorité des managers généraux d’hôtels bruxellois sondés estiment que les hôtels qui ont peu intégré les outils digitaux et qui ont peu diversifié leurs canaux de vente en ligne risquent de ne plus exister dans cet environnement concurrentiel dans les prochaines années. Cependant, l’étude a permis de souligner que la multiplication des fournisseurs de technologies et logiciels offre des opportunités nouvelles aux hôtels et permet de diminuer leur dépendance économique et contractuelle vis-à-vis d’un fournisseur unique. 

Par rapport à la relation avec les online travel agencies (OTAs), la plupart des hôteliers interrogés confirment baser leur stratégie de fixation de prix par chambre sur la prise en compte des exigences des OTAs dans la gestion de leurs canaux de distribution ce qui accroit la dépendance croissante vis-à-vis de ces acteurs numériques, constatée depuis une dizaine d’années (Beritelli & Schegg, 2015). Cependant, cette dépendance croissante n’est pas pour autant perçue comme une donnée uniquement négative par les hôteliers d’autant que la frontière entre partenaire et concurrent est, selon les hôteliers, moins nette que par le passé vis-à-vis de certains de ces acteurs numériques. Néanmoins, les OTAs, dont le business model est basé sur la technologie, renforcent leur rôle prescripteur en matière d’usages technologiques, de stratégie marketing digitale et, à terme, d’influence sur le modèle économique auprès des structures hôtelières pour qui ces acteurs numériques deviennent ainsi des modèles à suivre. Plus récemment, l’enquête a montré que la crise covid-19 et ses impératifs de distanciation physique pourrait impacter le secteur hôtelier à plus long terme. En effet, si l’on se base sur le fait que l’hybridation de la fréquentation des événements professionnels est une tendance lourde et qui sera durable dans le temps comme le suggère le volet de l’enquête visant les organisateurs d’événements professionnels à Bruxelles, le taux d’occupation des hôtels actifs sur le segment MICE (Meetings, Incentives, Congress and Events) pourrait être significativement impacté dans les prochaines années.  

De plus, selon certains organisateurs d’événements professionnels interrogés, cette tendance observable à l’hybridation serait également couplée à la crise climatique qui accentuerait cet effet dans l’intensité et dans le temps par la nécessité de diminuer les émissions CO2 et par conséquent les déplacements professionnels. Autre conséquence, des acteurs intégralement numériques mondialisés pourraient devenir des concurrents directs pour les acteurs classiques présents sur le territoire bruxellois si ce phénomène se confirme. 

La suite de l’analyse systémique permettra de développer le volet institutionnel mis en lien avec les l’analyse du système de travail et le structurel via l’analyse socio-économique proposée.