Résumé. Les agents conversationnels représentent aujourd’hui un champ d’investigation et de solutions innovantes pour les entreprises de service afin d’aider en back–office les employés de service. En investissant dans ce type de technologies les entreprises tentent de s’assurer que leur utilisation dans la situation de travail n’entraîne pas de nouvelles exigences pour les employés. L’étude s’intéresse principalement à l’activité des réceptionnistes d’une TPE hôtelière suite à l’intégration d’un agent conversationnel dans la relation de service. Cette étude propose dans un premier temps de comprendre en quoi les technologies aident ou contraignent l’activité de réception. Nous aborderons dans un second temps l’intérêt de l’analyse de l’activité d’un agent conversationnel à la réception comme moyen de questionner et de réinterroger les choix de conception et d’organisation du travail. Les premiers résultats montrent plusieurs effets sur l’activité et une transformation des pratiques de travail à la réception qui peut être mal vécue car dénaturant l’activité de service des réceptionnistes.

Mots-clés : chatbot, intelligence artificielle, ergonomie, hospitalité

Analysing the reception desk activity to reconsider work organisation and the design of a conversational agent. The case of an independent « smart » hotel

Summary. Conversational agents represent today a field of investigation and innovative solutions for service companies to reduce the time spent in the back office by service employees. By investing in this type of technology, companies are trying to ensure that their use in the work situation does not create new demands for workers. The study focuses on the activity of receptionists in a small hotel company following the integration of a conversational agent in the service relationship. The first step is to understand how technologies can help or hinder the reception activity. Secondly, it is a question of insisting on the interest of the analysis of the uses of the conversational agent at the reception desk as a means of questioning and re-interrogating the choices of design and organization of work. The first results reveals several effects on the activity and a transformation of the work practices at the reception desk which can be badly experienced because it distorts the service activity of the receptionists.

Keywords: chatbot, artificial intelligence, ergonomics, hospitality

Introduction

L’IA conversationnelle s’est rapidement développée au cours des dernières années notamment dans le secteur des services, et plus spécifiquement dans l’hôtellerie. Au sein des hôtels, l’activité des réceptionnistes est aujourd’hui en plein remaniement par des associations technologiques qui redessinent le contour de leurs activités. Cette communication s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur l’appropriation des technologies dites intelligentes dans le secteur touristique. La recherche est adossée au projet Cap–SMART et se présente sous la forme d’une étude de cas au sein d’un hôtel indépendant ayant intégré un agent conversationnel (AC) dans la relation de service aux clients.

La relation de service dans l’hôtellerie : une relation continue imbriquée avec la technologie

Depuis le début des années 2000, l’ergonomie a montré qu’une importante part de la qualité du service et de l’expérience vécue de l’usager (aujourd’hui client) est déterminée par la capacité de l’organisation à « organiser la continuité du service » (Petit, 2005). Cette continuité dépend de l’intervention de multiples professionnels aux différentes étapes de la production du service. La relation de service principalement rendue visible par le personnel de contact ne doit pas faire oublier que le service rendu est la résultante d’une activité collective transverse (Poret, 2015, Motté et Haradji, 2010). Celle-ci engageant différents professionnels en retrait et parfois éloignés de la relation de service. Ces différents professionnels coopèrent (et communiquent) à la réalisation d’une expérience globale du service (service de nettoyage « housekeeping » ; service restauration « Food and Beverage »).  L’organisation de cette activité collective est aujourd’hui très souvent réalisée et confiée à des technologies médiatisantes (Bobillier Chaumon, 2021) s’inscrivant dans les processus organisationnels et également directement dans les processus d’accueil (Flandrin, van de Leemput et Hellemans, 2021). Ces dernières ont un rôle dans la continuité du service et découlent directement des moyens organisationnels et techniques venant affecter le déroulement de la relation de service (Cerf, Valléry et Boucheix, 2004).  Les modes d’organisation du travail sont désormais pensés communément avec les dispositifs voire pensés en fonction des possibilités d’interfaçage des technologies, si bien que l’activité de travail se retrouve elle-même imbriquée dans ces usages technologiques multiples. La maîtrise des différents canaux et la faculté de composer avec ces derniers devient dès lors les compétences clés pour exercer le travail (Bobillier Chaumon, 2015).

La question de l’appropriation technologique en contexte flexible

L’hôtellerie indépendante de milieu de gamme (trois et quatre étoiles) est caractérisée par une logique de forte rationalisation (avec un ancrage des méthodes lean management), marquées par une polyvalence et une flexibilité importante que ce soit au niveau des tâches à réaliser ou des différents rôles à remplir sur un même poste ou shift. Si une partie du champ de l’ergonomie est positionnée sur une visée symbiotique de la technologie avec l’humain dans son contexte (Brangier et al, 2009) elle situe la nature de l’activité comme un axe prioritaire de santé et de performance. Ce qui fait subjectivement sens pour le travailleur répond d’une logique de possibilité de développement de l’activité et de maîtrise de cette dernière sans la dénaturer. Une technologie sera d’autant plus acceptable qu’elle permet d’amplifier l’intelligence, d’augmenter le pouvoir d’agir individuel et collectif dans un contexte organisationnel donné et situé (Velkovska et Relieu, 2021), tout en maintenant ce qui caractérise son identité à travers les différentes genèses possibles (instrumentales, etc.). Il s’agit d’une technologie facilitante et capacitante qui vient supporter l’activité. Cette question de l’appropriation des technologies d’automatisation pensées pour la coopération en environnements complexe (i.e hôtel), en relation directe avec la clientèle (i.e réception), fait mention de peu de recherches en ergonomie.

L’intelligence artificielle (IA) et les agents conversationnels dans le tourisme

En perpétuelle évolution, les technologies d’aujourd’hui étroitement liées au développement des données numériques et au retour au premier plan de l’IA sont capables de remplir des fonctionnalités nouvelles pour le tourisme (Gankrelidge, Zouinar et Barcellini, 2020 ; Zouinar 2020) : optimisation, prédiction, mise en relation, détection, recommandations ou encore prise de décision (Dejoux, 2020). Pour ce secteur, les principaux usages se situent dans la recherche d’information massive dans les systèmes d’information (GRC : gestion de la relation client etc.), une capacité de prédiction du flux client pour fixer des recommandations tarifaires. Certains hôtels proposent par exemple une autre conception du service, plus automatisé et sans contact physique renforcé par des exigences externes de distanciation imposées par la crise de la covid19. Indissociables jusqu’alors de la relation de service, le capital social ne semble plus identifié comme l’unique source d’avantage concurrentiel, à l’image de certains hôtels pour lesquels la présence humaine n’est parfois même plus vécue comme indispensable à la relation de service (Reis et al, 2020).

Les agents conversationnels (AC) ou chatbot se veulent imiter au plus près la conversation humaine. Ces agents sont largement employés dans les activités supports des grandes entreprises (Gras Gentilleti et al, 2021). En pleine expansion, ils sont désormais utilisés dans le tourisme que ce soit au niveau de la recommandation touristique, de l’information touristique, du guidage client dans le processus de réservation, ou encore pour être un partenaire de voyage (Parmar et al, 2019). Plusieurs grands groupes hôteliers s’activent au développement d’agents conversationnels dédiés à l’accueil de leur clientèle (ie. Phil Welcome pour le groupe Accor). D’autres structures hôtelières d’une plus petite taille, font recours à des fournisseurs de chatbot spécialisés pour le marché hôtelier (i.e. Quicktext) comme c’est le cas pour l’hôtel indépendant faisant l’objet de cette communication. A travers l’étude réalisée dans cet hôtel, la compréhension de son organisation du travail et de son fonctionnement, nous souhaitons regarder en situation dans quelle mesure un agent conversationnel peut devenir un véritable outil de coopération pour l’humain (travailleur). Il s’agit notamment d’identifier les éléments qui vont entraver, empêcher ou faciliter son appropriation par les employés de service.

CONTEXTE ET METHODE

Contexte et demande

La recherche répond à la génération d’une demande à la suite d’un entretien avec le dirigeant ou général manager (GM) d’un hôtel. Initialement sans besoin formellement exprimé, les échanges ont abouti à la construction sociale d’une demande centrée sur l’amélioration des conditions du travail à la réception et du poste de réception. L’hôtel en question se présente comme un hôtel « smart » en raison d’une association de différentes technologies intégrées dans le parcours client et dans le fonctionnement interne de l’organisation en front et back office. L’origine de l’intégration du chatbot est présenté par le gestionnaire comme une opportunité liée à la digitalisation pour répondre à des enjeux d’actualités :  image « archaïque » de l’hôtellerie indépendante et enjeu économique de son développement structurel. L’intégration de l’AC s’est imposée dans l’activité de l’équipe opérationnelle à la réception sans que cette dernière ai été intégrée dans la démarche de conception. Le chatbot repose sur de l’apprentissage supervisé qui lui donne une structure constituée d’un ensemble d’intentions lui permettant de converser dans 200 langues. Avant sa mise en service au sein des hôtels, ce dernier a fait l’objet d’un entraînement par des concepteurs-entraîneurs (3 personnes de formation informaticien et ingénieur encore dédiées aujourd’hui à cette mission) externe à l’organisation. Ceci consiste à donner au chatbot les bases nécessaires pour repérer dans le champ sémantique des clients, les intentions de ce dernier (i.e. Pour l’interaction cliente suivante « At what time can I arrive ? » est associée l’intention → Check in time).

Le fonctionnement de l’hôtel s’appuie sur un ensemble de solutions technologiques venues de fournisseurs externes. Réservé surtout initialement à l’hôtellerie de chaîne, le développement du micro-service a permis au dirigeant de moderniser son hôtel grâce à une intégration modulable et interopérable des systèmes et applications technologiques (principe du développement API qui facilite l’intégration de solutions logicielles). En termes d’architecture technologique, l’hôtel présente diverses technologies dont un progiciel de gestion hôtelier (ie.Apaléo), la tarification assistée voire automatisée pour certaines tâches de revenue management (ie. Atomize), un système de gestion de la relation client, un moteur de réservation (ie. Cubilis), un parcours client digitalisé de la réservation au check-out (ie. Code2Order), un suivi automatisé des mails (ie. Revinate), une plateforme d’analyse des données de performance (ie. Emasphère) etc. L’AC vient s’intégrer dans cette « architecture » informatique qui est directement reliée à une messagerie spécifique qui centralise plusieurs canaux de conversations du chatbot (site Web, Facebook, WhatsApp). Au niveau des effectifs, l’hôtel se compose du GM, 2 réceptionnistes-cadres avec des fonctions de management et de gestion opérationnelle, 3 réceptionnistes-stagiaires, une équipe de nettoyage (2 ETP) avec 1 gouvernante, 2 techniciens de maintenance.

Choix méthodologiques

Des choix méthodologiques ont été faits pour documenter l’activité individuelle et collective à la réception. Le recueil des données se constituait : d’entretiens semi-directifs, d’observations, et de données oculométriques pour la réalisation d’autoconfrontation. Les entretiens semi-directifs, d’une durée comprise entre 35 minutes et 1h30 visaient à retracer rétrospectivement l’intégration de l’AC dans le système d’information numérique (SIN) (Salles et al, 2020) de l’hôtel mais aussi de questionner l’activité des opérationnels (quels usages de l’AC, pour quels types de tâches etc.) et recueillir les représentations et motivations de chaque type d’acteur sur l’usage du chatbot. Les travailleurs considérés étaient :

  • Le dirigeant (3 entretiens réalisés entre 2019 et 2021)
  • Deux réceptionnistes–cadres (R1 : 2 entretiens, R2 :   2 entretiens)
  • Un concepteur-entraîneur de l’AC (1 entretien)
  • Un concepteur-fournisseur de l’AC (2 entretiens dont 1 antérieur aux observations sous forme de démonstration de l’AC, un entretien postérieur aux observations)

Les observations (3 shifts : matin, journée, soirée) des réceptionnistes–cadres équipés de l’oculomètre ont été réalisées (deux séquences de 3h filmées avec R1 et un shift de 3h filmé avec R2). En raison de l’imprévisibilité des discussions avec l’AC, l’observateur ergonome demandait à un complice d’interagir comme le ferait un client avec l’AC de façon « plausible » et « parcimonieuse » sur des situations identifiées et définies préalablement. L’utilisation de l’oculométrie comme technique de recueil de données se justifiait car elle permet à la fois de combler les limitations de l’observation (ici réalisée par l’observateur ergonome) sur des supports technologiques difficilement accessibles (écran d’ordinateur avec cache écran, smartphone) mais aussi car elle permet d’avoir un suivi plus précis des déplacements, des relations collectives et des interactions dans l’espace de l’hôtel. À notre niveau, son intérêt se situait surtout dans une optique de compréhension des interactions de service avec les clients et les collègues par la confrontation des vidéos d’oculométrie des réceptionnistes-cadres recueillies à leur propre activité (auto–confrontation). Ces mêmes vidéos découpées en séquences (ie. check-in, collaboration inter-service etc.) ont également été confronté au regard du dirigeant.

Resultats et discussion

Les motivations à l’intégration du Chatbot

A l’origine de sa conception, l’AC visait à répondre à trois objectifs prioritaires selon le concepteur :

  • Convertir plus d’interactions clients en réservation (ie. Taux de conversion augmenté)
  •  Améliorer la « personnalisation » du service client à travers des gains de réactivité et de productivité
  • Suppléer les réceptionnistes pour les demandes répétitives : pour favoriser le travail de la relation de service en face-à-face avec le client, en limitant le plus possible le travail d’arrière-scène (atténuation de la charge de travail des employés de service).

La figure 1, provenant du concepteur-fournisseur et utilisé comme support lors de l’entretien illustre l’objectif de suppléer 85 % des interactions, pour laisser la gestion des « autres tâches » et cas complexes aux réceptionnistes. En termes d’enjeux, il s’agit de favoriser la disponibilité des réceptionnistes pour assurer la fonction d’accueil dans les interactions face à face avec le client à partir d’une connaissance élargie, augmentée du client. Aussi l’objectif est la réduction des contraintes des tâches « inutiles » et répétitives sans valeur ajoutée pour la relation de service.

Figure 1. Support utilisé par le concepteur-fournisseur pour présenter sa solution aux hôteliers.

Pour les 15% restant, le chatbot est conçu pour pouvoir transférer la demande du client directement au service concerné

Compréhension et analyse de la complexité de l’activité à la réception

Les observations montrent que le travail est principalement dédié à des tâches de back office, de résolution de problèmes plutôt qu’à des situations d’accueil client. Sur deux heures d’observation d’un début de shift pour R1 (shift du matin entre 7 heures et 9 heures), il est apparu que la réceptionniste passe seulement 24 minutes à interagir avec des clients de manière directe (dont 9 minutes à discuter avec un client fidèle de l’hôtel). Sur ces deux heures, elle interagit avec 14 clients en face-à-face dont neuf interactions qui sont liées à des situations « ordinaires et prévisibles » (check out, paiement nuitées). Elle interagit aussi, avec trois collègues (technicien de maintenance, femmes de ménage) à propos d’événements survenus pendant la nuit, transmis pendant le « handover » (période de transmission des informations entre réceptionnistes) et nécessitant une action rapide (ie. Une fenêtre laissée ouverte par temps de pluie ayant imbibée la moquette de la chambre). Une grande part de l’activité est associée à des tâches de back office réalisées sur l’ordinateur fixe, nécessitant chacune une interface dédiée (la gestion des réservations sur Apaléo, les commentaires clients sur Booking.com etc.) et des tâches dites annexes (réapprovisionnement des stocks de linge, aide à la préparation des repas etc.). Plus surprenant en début de shift la réceptionniste passe presque 20 minutes à la répartition des chambres à nettoyer pour les 2 femmes de ménage. Une activité qui dépasse le cadre de son travail prescrit mais qui participe à la production d’un service de qualité. Les observations et les entretiens relèvent un travail à forte flexibilité accompagné par des « choix » d’investissement du dirigeant dans des technologies elles aussi « flexibles » : (i) une montre connectée pour le réceptionniste permettant au client arrivant à la réception en cas d’absence de demander l’intervention de ce dernier en appuyant sur le bouton installé à l’accueil (figure 3), (ii) une application dont s’est dotée l’organisation lui permettant de transférer les appels arrivant à la réception sur le téléphone portable personnel du réceptionniste. De cette façon, la mobilité des réceptionnistes dans l’hôtel est amplifiée ce qui leur permet de coopérer pour de nouvelles tâches. Cependant, cela présente la contrepartie d’intensifier le travail des réceptionnistes avec la chasse aux temps morts et aux périodes de récupération, ces derniers étant contraints à rester continuellement connecté au système d’information de l’hôtel.  Le mode organisationnel établi sur la flexibilité se montre en incompatibilité avec des objectifs d’immédiateté et de personnalisation de la relation de service.

Usages en situation réelle du chatbot et stratégies d’usage

L’organisation du travail, multicanal et en mobilité, rend difficile un usage efficient du chatbot. Cette difficulté à user de l’AC est plus importante pour une personne seule à la réception (ex : poste du soir, poste de nuit). Une situation de plus en plus souvent rencontrée et vécue comme une contrainte par le dirigeant depuis la crise sanitaire.

Figure 3. Situation de service en front office

Légende : (1) Bouton d’appel de la réception 2) fixation visuelle réceptionnistes (3) interface multicanal ouverte sur l’ordinateur fixe de la réception (PMS, Quicktext, mail).

Cet aspect est d’autant plus vrai que le chatbot présenté comme autonome dans 85% des interactions nécessite en réalité un nombre important d’interventions humaines. Sur les 30 conversations (ce qui est peu par rapport aux nombres de conversations passées enregistrées par la base de données statistiques recueillies par le chatbot) les agents ont dû reprendre la main sur 14 conversations soit presque 50 %. Les réceptionnistes-cadres observés développent des stratégies pour que les dispositifs répondent mieux à leurs besoins et pour maintenir la viabilité et la soutenabilité de leurs activités. Même si aucune règle n’est établie, on constate que ces derniers ont développé des stratégies d’usage variées pour faire face et gérer les différentes situations. Parmi ces stratégies on retrouve par exemple :

  • Laisser une alerte par l’ouverture d’une fenêtre pop-up à chaque début de conversation avec l’AC
  • Mettre en sourdine l’AC pour la suite de la conversation pour pouvoir se consacrer aux autres tâches de back office et de front office

Ils ont aussi développé une règle commune, sorte de code partagé qui est de placer la priorité d’abord aux interactions clients en face-à-face, puis le contact client via les canaux de réservation « officiels » (email, Booking, réseaux sociaux), et enfin la dernière priorité est le client derrière le chatbot. Alors que l’AC est présenté comme un dispositif conçu pour l’instantanéité, l’analyse de l’activité montre que les réceptionnistes priorisent les interactions entre celles qui nécessitent une intervention d’urgence et celles qui le sont moins. D’autre part, certains réceptionnistes mentionnent une difficulté à garder la même tonalité et le même langage que l’AC quand il s’agit de reprendre la main sur la conversation. Un détournement fréquent consiste à réorienter les interactions clients commencées sur l’AC vers l’usage plus formel du mail, plus en adéquation avec la délivrance des informations demandées par le client (pièce jointe etc.). De plus, le manque de clarification concernant l’usage du chatbot avant, pendant ou après le parcours client est un facteur d’exigence supplémentaire (pouvant être stressant) lorsque les demandes sont ambiguës. C’est le cas de l’interaction produite par le complice sur l’AC qui est à l’origine de plusieurs implications dans l’activité du réceptionniste.

Demande du client complice : je projette de visiter Bruxelles prochainement, vos chambres les moins chers disposent-t-elles de la climatisation ?

Implication dans l’activité de travail de la réceptionniste :

a. Identifier que le client n’est pas dans de base de données

b. Rechercher l’origine la demande :  le client est-il présent dans l’hôtel si c’est le cas, la demande devient urgente.

c. Indiquer aux clients, via le chatbot, qu’elle préfère utiliser le courriel, plus formel et qui permet de joindre plus facilement des images des chambres et des pièces jointes. Récupération du bon canal de réservation.

De nouvelles tâches et de nouvelles médiations

Une pratique devenue importante dans l’activité est liée à la paramétrisation du chatbot qui implique une activité humaine coûteuse en temps pour les réceptionnistes–cadres (R1 et R2). Ces derniers doivent veiller au bon fonctionnement du chatbot en plus des autres tâches. L’interface mise à disposition des hôteliers relativement simple d’utilisation avec plusieurs intentions à activer ou désactiver se révèle changeante au gré des situations. De simples changements liés à la tarification ou la rénovation d’une chambre entraîne d’importantes reconfigurations et le ré–encodage manuel des intentions.  Certaines questions fréquemment posées ne sont d’ailleurs pas préexistantes (typiquement les questions relatives au covid 19) ce qui implique pour le personnel de devoir inscrire directement dans le hardware de l’AC la question et la réponse à apporter.

Le recueil des données par l’AC pour de nouvelles pratiques ?

Depuis son intégration, le chatbot n’a transformé aucune conversation en réservation (soit un taux de conversion nul). S’il est inefficace en termes de réservation, on constate que le dirigeant y trouve un intérêt majeur : la collecte des données clients. L’AC vient combler les faiblesses et limites du système de gestion de la relation client (CRM). En recueillant des informations personnelles du client avant la 1ère interaction (nom, prénom, mail) le chatbot ouvre la voie à un suivi commercial et personnalisé par le personnel opérationnel. Lors de son entretien le concepteur-fournisseur déclare : « L’IA permet des processus de suivi proactifs. Les clients peuvent interagir avec l’assistant virtuel et obtenir des informations sur l’hôtel sur tous les canaux numériques. Tout en guidant les clients à travers le processus de réservation, l’IA obtient également des informations exploitables (ainsi que le consentement GDPR) pour pouvoir relancer le client par e-mail ou transmettre des informations précieuses à l’équipe de réservation de l’hôtel qui assurera le suivi par téléphone. Ce type de processus conduit automatiquement à une conversion plus élevée ».

L’analyse révèle que l’AC ne réduit pas directement la charge de travail mais la transforme avec de nouvelles exigences (flexibilité etc.). Le développement de l’AC coïncide avec l’apparition de nouvelles formes d’activités. Côté concepteur, des travailleurs à haute qualification (concepteur-entraineur avec 5 années d’études supérieures) sont chargés d’alimenter, superviser et de veiller à l’évolutivité de la technologie (Gras Gentilleti et al, 2021 ; Tubaro, Casilli et Coville, 2020) et de « construire la compréhension des machines » (Esteban, 2020). Ils agissent en réalisant un travail répétitif qui se rapproche d’un digital labor (Casili, 2019) visant à faire apprendre les fonctionnalités de base, transversales aux hôtels utilisant le dispositif. Du côté opérationnel, les réceptionnistes (R1 principalement) réalisent de nouvelles tâches assez identiques de paramétrisation pour attribuer les fonctionnalités spécifiques de l’hôtel (supervision, entraînement dans la formulation des réponses, alimentation en informations, suivi commercial des interactions avec le chatbot…) qui sont elles aussi nécessaires pour générer un chatbot plus efficient.

L’analyse de l’activité pour réfléchir les nouvelles pratiques

Une des premières conséquences de nos résultats serait de redéfinir les situations d’usage du chatbot. On constate qu’aucune règle d’usage n’existe pour évaluer le niveau d’urgence de la demande dans la mesure où l’AC n’est pas en mesure de faire la distinction entre une demande d’un client physiquement présent dans l’hôtel et un autre client. Un autre élément important serait de considérer la nature de l’activité, ce qui fait sens pour le travailleur comme un déterminant de la conception. L’AC introduit un renversement dans la nature de la relation de service. L’activité « commerciale » qualifiée de « démarchage » (recours aux relances de mail, aux appels désormais possibles grâce au recueil des données personnelles par le chatbot) est devenue une pratique professionnelle nouvelle décriée par les réceptionnistes.

LIMITES ET PISTES DE DEVELOPPEMENT

Cette étude montre qu’il est nécessaire de considérer le niveau micro de l’activité (sans oublier l’activité du client même si elle était ici difficilement accessible à distance) mais aussi de se rapprocher d’autres niveaux d’acteurs : de la conception et du niveau stratégique (détenant la prise de décision).

Agir auprès des concepteurs et penser au développement futur : l’éclairage par l’activité

Nos résultats permettent de réinterroger le processus de conception et de proposer plusieurs perspectives d’amélioration du dispositif aux concepteurs, dans la perspective de soutenir la conception continuée dans l’usage.

  • Repréciser l’usage de l’AC dans son contexte (les clients ciblés sont-ils ceux en distanciel/présentiel/les deux à la fois ?).
  • Repérer et synthétiser les éléments clés d’une conversation à travers une synthèse des échanges qui ne soit pas sur un canal supplémentaire.
  • Développer un AC plus transparent, notamment dans le cas de reprise en main par les réceptionnistes. Le manque de transparence vis-à-vis du client quant à l’humain (réceptionniste) présent derrière le robot conversationnel entraîne une perte des codes de civilités existants dans des relations travailleurs-clients (politesse, attente, respect) et un sentiment pour le travailleur d’invisibilisation du travail fourni aux bénéficiaires.

L’analyse et sa restitution sous forme de vidéo (rendant compte de l’activité) aux employés de service et au dirigeant avec accord des réceptionnistes a permis d’entrer en résonnance avec les préoccupations du dirigeant et d’élargir la demande initiale centré sur le poste de réception.  Le dirigeant ambitionne d’ouvrir un deuxième hôtel pour 2023. La conception de ce nouvel hôtel implique des choix de conception pour l’accueil associé à une logique de développement centrée sur le digital (parcours client 100% digital). Plusieurs craintes chez les réceptionnistes de l’hôtel existant (site1) concernent l’activité future qui est décrite comme une mutualisation de la gestion des tâches de back office des deux sites et de la conciergerie sur le site 1. Pour les réceptionnistes ces choix de conception entraîneront une gestion sans contact physique avec les clients du site 2, difficilement acceptable pour des réceptionnistes qui placent la relation de service avec le client au centre de leur métier et de leur plus-value. La création de ce nouvel hôtel vient directement questionner le rapport identitaire entretenu de ces réceptionnistes avec les valeurs du métier marquées par nature d’une dimension relationnelle : « Ah non, mais franchement en plus c’est notre boulot… ça veut dire que ça pourrait être moi ou qui serait derrière pour répondre à tous les clients mais est-ce qu’on a vraiment envie de ça ? […]. On voit très bien le robot dans l’hôtel c’est un gros vide » (R1).

CONCLUSIONS

À travers l’exemple présenté d’un AC, nous pouvons questionner les limites actuelles des nombreuses études d’impact qui cherchent à évaluer le potentiel d’automatisation qui serait généré par des robots, des systèmes d’IA ou des technologies d’automatisation. Ce travail permet de réaffirmer l’apport d’une analyse approfondie de l’activité et de sa nature dans le cadre de la génération de nouvelles pratiques via l’agent conversationnel. L’analyse de l’activité ouvre sur la question de l’appropriation des technologies en ne se focalisant pas uniquement sur une visée d’automatisation/substitution mais plutôt sur une visée coopérative avec cette idée de construire les conditions organisationnelles nécessaires au bon usage de l’AC.  Le manque de vision coopérative ou intégrative de l’AC dans les pratiques à la réception provoque un risque de concevoir un système de travail inadapté à la complexité et la variabilité des situations de services qui peuvent être rencontrées.  Les constats de cette étude amènent à souligner l’importance d’une analyse et d’une compréhension des pratiques individuelles et collectives ainsi que des détournements d’usage et stratégies développées par le personnel opérationnel pour en faire un véritable outil de coopération. Cette étape d’analyse de l’activité en amont de la conception est essentielle pour alimenter les concepteurs et le processus de (re)conception ainsi que pour élargir les marges de manœuvre des futurs employés de service.

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