Pierre FLANDRIN, Catherine HELLEMANS & Cécile VAN DE LEEMPUT

Université libre de Bruxelles (ULB) Centre de recherche en Psychologie du Travail et de la Consommation (PsyTC)

Résumé : Les entreprises touristiques à l’image d’autres secteurs ont intégré la digitalisation comme une stratégie de développement. En première ligne, les managers de proximité (MDP), dans le cadre du travail quotidien ou quand il s’agit de conduire ces changements digitaux ont un rôle multiple, non réductible à la simple conformation au cadre gestionnaire. Nos analyses révèlent que ce rôle est complexe et qu’il porte notamment sur la régulation dans l’action, la traduction et la responsabilisation des équipes. Avec l’utilisation de l’outil digital hospitality mobile, le rôle d’intermédiation en laissant cours à la régulation sociale et la formation aux soft skills a été le principal vecteur d’une forme de capacité d’agir (« empowerment ») ayant permis aux MDP de maintenir une proximité avec l’équipe de réception.

Mots-clés : tourisme, digitalisation, hôtellerie, manager de proximité, management »

Les entreprises engagent massivement des démarches de transformation digitale à la recherche de l’optimisation des coûts et de la performance (Dudezert, 2018). Le secteur du tourisme ne fait pas exception à cette règle. Nombreuses sont aujourd’hui les tentatives d’adoption qui témoignent d’un engouement des entreprises touristiques pour les technologies digitales (Ivanov & Webster, 2019). En intégrant le secteur de l’hôtellerie, les technologies telles que la robotique de service, le self-service technology, le chatbot, les objets connectés, les applications mobiles, véhiculent à travers les messages commerciaux des messages d’espoir. Celui d’offrir au client un service personnalisé et personnalisable, la possibilité d’enrayer des problématiques historiquement pesantes et ancrées pour l’employabilité : pénibilité du travail, manque d’attractivité, turn-over aux postes à forte visibilité (Forté & Monchatre, 2013).

La réalité des faits est assez différente, avec des études essentiellement focalisées sur les points de vue des clients-touristes qui feraient oublier, que, derrière chaque dispositif digital, se joue une implication humaine, des relations fortes de sens pour chaque acteur de l’hospitalité. En première ligne : les managers de proximité, dont le devenir de la fonction, s’il ne semble pas menacé directement par la digitalisation, interroge toutefois. Déjà bien documenté dans la littérature en science de gestion en ce qui concerne l’accompagnement du changement (Autissier & Moutot, 2015 ; Autissier & Vandangeon-Derumez, 2007), le rôle du manager dans le secteur touristique a par contre été peu étudié. Horsmis celles ciblant des dirigeants aux rôles multiples dans les petites et moyennes entreprises (Aldebert & Gueguen, 2014), nous n’avons rien identifié qui touche directement au rôle du manager de proximité, plus couramment appelé dans l’hôtellerie le « front office manager ». 

L’analyse réflexive proposée se base sur les pratiques de travail de managers de proximité dans des hôtels ayant intégré la digitalisation : Quelle place et quel crédit peut-on aujourd’hui accorder au management de proximité face à une activité hôtelière qui se « gestionnarise » ? Dans quelle mesure les managers s’acquittent-ils du rôle qui leur est confié, de mise en œuvre de changements qui les impactent directement, alors même qu’ils disposent de marges de manœuvre réduites pour agir sur les dispositifs technologiques ? Comment arrivent-ils, à donner du sens à une nouvelle forme d’hospitalité médiatisée par les technologies digitales ? (Bobillier Chaumon & al, 2015).

Toutes ces questions résonnent avec d’autant plus d’échos, au moment où des groupes internationaux, à coup de robots self check-in, chatbots, applications mobiles, se lancent dans des projets de création d’une nouvelle expérience client, avec des hôtels pilotes, curseurs de validation d’un déploiement massif.

Ainsi, l’objectif de cette contribution est d’analyser dans quelle mesure, avec la digitalisation, on peut encore affirmer que le manager hôtelier est toujours en proximité de ses équipes, et si tel est le cas, quelles sont les formes identifiées du maintien de cette proximité. Pour ce faire, la première partie de la contribution traitera de l’activité organisatrice du manager, et la seconde partie, du rôle d’accompagnement du manager dans le cadre d’un projet de transformation digitale.

Encadré :  Méthodologie
La méthodologie générale mobilisée pour analyser le devenir du rôle des managers de proximité dans l’hôtellerie a été la suivante :

–          Analyse de la littérature ciblée sur le management des hôtels, la fonction de manager de proximité, la digitalisation et ses répercussions sur les rôles et conditions de travail des employés.
–          Prise de contact avec des terrains d’étude de la région de Bruxelles Capitale et réalisation d’entretiens semi-directifs avec des managers de proximité (n= 9) et un ensemble d’acteurs de l’hospitalité : réceptionnistes (n= 16), dirigeants (n= 3), et directeur des applications (n= 1). L’objectif de ces entretiens étaient de détecter les conséquences potentielles de la digitalisation sur leurs activités respectives de travail et de comprendre le regard subjectif qu’ils portent vis-à-vis de la digitalisation.
–          Etude approfondie de l’activité de travail de managers de proximité de structures hôtelières (n=3). Des observations ouvertes de l’activité de travail, couplées à des entretiens d’explicitation de cette activité ont été réalisés. Les structures hôtelières ont été retenues sur base de 3 critères :  le standing (3 et 4 étoiles), le type d’organisation (franchisé ou en contrat de gestion) et l’intégration dans une démarche de transformation digitale.  Les deux hôtels managés (standing 3 et 4 étoiles) et l’hôtel franchisé (standing 3 étoiles) participaient en tant qu’établissement pilote d’un groupe international, dans l’implantation d’un même dispositif mobile de réception appelé « Hospitality mobile ». Ce projet consiste en un changement de modalité d’accueil client dans lequel le réceptionniste est mobile dans le lobby, muni d’un téléphone multifonction (« smartphone »)  Ce mode d’accueil doit supplanter le mode de réception classique avec ordinateur.

1.    Managérialisation des données de gestion : un travail d’organisation tourné vers la « conformation » … mais pas que…

Cette première partie revient sur l’importance de l’activité organisatrice du manager de proximité, celle « qui consiste à essayer de faire entrer dans le cadre dont il hérite le travail que d’autres exécutent » (Martin, 2013), évaluée comme déterminante quand il s’agit d’alimenter « les machines de gestion » (Girin, 1990). Nous mettons en évidence que le travail de conformation passe aussi et surtout par un travail de régulation dans l’action, qui n’est lui pas défini par l’organisation. Cette régulation demande au manager de proximité un effort constant d’ajustement et de traduction auprès de l’équipe de réception qu’il gère et anime de plus en plus par le biais d’outils digitaux.

  1. 1. Digitalisation et Big Data, le nouveau cocktail managérial…

Le constat dressé par les managers de proximité est assez univoque, la digitalisation et l’intégration massive des données, ont amené une « gestionnarisation » de leur activité. Plus pesante, plus pressante, l’implication des indicateurs de gestion alimentés par le Big Data et les outils de mesure (« data mining », « data pricing ») les amène à se rapprocher au plus près des prescriptions de la hiérarchie et des planneurs (Dujarier, 2015). Les planneurs, le plus souvent les « revenu manager » ou « project manager » sont, sans directement être des supérieurs hiérarchiques, des prescripteurs du travail à distance.

Un MDP : « On a des revenus managers qui s’occupent de fixer les prix et la stratégie. Pour avoir […] une vision de comment on va évoluer, c’est ça qu’il nous donne. Pour le mois de janvier ce qui a été forecasté, ce qui a été prévu, on doit se retrouver avec ces chiffres-là, le taux d’occupation à 85%, un prix moyen de 133€, un revenu de 500 000€, un Revpar (revenu par chambre) de 114€ […]. Je fais en sorte de faire un maximum de revenu ».

On retrouve une activité des managers qui vise alors essentiellement à maximiser lerevenu et le chiffre d’affaire de l’hôtel en atteignant le meilleur « taux d’occupation », le meilleur « revenu par chambre » à la fin de chaque mois…

  1. 2. Quand organiser le travail consiste à se conformer aux flous des indicateurs …

Au carrefour des attentions, la « chambre » est observée, scrutée quotidiennement à travers les dispositifs technologiques de gestion interne[1]. A l’image du logisticien qui manipule et contrôle le stock disponible, valoriser « vite » chaque référence de chambre sur les plateformes de diffusion (Booking, Expédia, Tripadvisor…), devient, source principale de centration du travail, orientant les conduites et les interactions avec les équipes.

Un MDP : « Cà c’est le tableau des stocks. Je check tout le temps parce que c’est les ventes. Le DBB c’est le double standard. Puisque c’est le 1er prix visible sur Internet, c’est les chambres qui partent le plus vite. En fait on fake le système, on fait comme si on vend 30 chambres de plus en DBB […]. Mais le jour même on va les réattribuer dans d’autres types de chambre, des gens vont avoir des sur-classements gratuitement. […]. La stratégie au niveau du revenu c’est que plus tu vends de chambre plus ton prix va augmenter la différence de prix entre une DBB et un autre type de chambre famille c’est pas grand-chose. On ne va pas faire d’argent si on fait plus de DBB mais on va faire plus d’argent si on vend plus vite des DBB. Donc on est plus vite en restreint, pas beaucoup de disponibilité, et là on peut monter les prix et c’est là que l’on va gagner de l’argent ».  

Fort des injonctions qui lui incombent et malgré la constatation de moyens flous pour les atteindre des prises de risque rapides sont observées. Notamment des choix dans l’anticipation des comportements de réservation des clients fondés sur des calculs complexes, intériorisés, dans lesquels « le revenu moyen par chambre » devient la référence de fonctionnement.

Un MDP : « Si on peut mettre quelqu’un qui a réservé tout seul dans une DBB dans une salle famille parfait !! Au final, toutes les chambres sont vendues, donc pas beaucoup de coût […]. Ils (les réceptionnistes) doivent toujours regarder si on a des disponibilités en DBB ».
  1. 3. Traduire sa stratégie managériale…

Subtilement, en tout bon manager, pouvoir traduire (Desmarais & al, 2010) les bénéfices de sa stratégie à l’équipe qui ne pourrait ne pas comprendre, « pourquoi laisser temporairement une chambre disponible, en indisponibilité » devient une priorité. Le plus souvent fondées sur son intuition et son expérience, les répercussions de ses choix impactent directement les réceptionnistes qui se retrouvent malgré eux embarqués dans la machinerie gestionnaire, quand ils doivent par exemple expliquer à des clients en recherche d’une chambre qu’il n’y en a « fictivement » plus. S’efforcer de traduire aux équipes est une chose, le traduire aux pilotes[2] parfois déconnectés du terrain en est une autre. Ces tâches de reporting qu’ils s’imposent, et qui se juxtaposent au reporting quotidien, sont jugées vitales pour donner un aperçu aux pilotes de la vie de l’hôtel mais surtout capitales pour générer des marges de manœuvre collectives.

  1. 4.  La supervision et le contrôle comme effet insidieux de la « révolution managériale » …

S’ils veulent rendre compte de la vie de l’hôtel et de « l’activité réelle » (Leplat, 2008) qui s’y déploie, il n’empêche que l’évaluation faite par le dirigeant d’hôtel et les supérieurs sur les résultats du travail porte uniquement sur les indicateurs. Contrôlés de toute part, les managers en deviennent eux-mêmes contrôlant avec leurs équipes : « Je regarde tout ce qu’ils réduisent, les remboursements, les réductions, les trucs qu’eux font en réception. Par exemple, ils font un cadeau à un client […] Tout ce qui est no show (les clients qui ne se présentent pas), s’ils vont venir après. Et puis il y a […] des réservations en last-minute non remboursable. Tous les séjours gratuits il faut savoir pourquoi. Tout ça je contrôle si c’est bien chargé ».  D’autant plus que de l’atteinte des objectifs chiffrés, découlent directement les bonus individuels.  

  1. 5.  Une fonction de régulation dans l’action…

Faire « rouler » ou plutôt « cadrer » le travail ne se résume pas à la simple activité de contrôle. C’est surtout, pour les managers de faire en sorte que les imprévus et les aléas ne viennent pas perturber les prescriptions, lorsque les règles et les procédures sont floues (De Terssac, 2003). C’est le cas, lorsqu’un « un client fidèle et régulier, prévient de son départ prématuré 3 jours avant » laissant un temps précieux pour réattribuer la chambre et trouver une solution avec l’équipe pour le remercier, aidé par la base de données clientes dématérialisée. C’est aussi le cas, quand un client qui a perdu sa carte de paiement oblige le manager à interrompre une nouvelle fois la tâche en cours, pour visionner les caméras de vidéosurveillance. Concrètement, c’est toute cette part d’inattendu, de régulation dans l’action, le plus souvent « invisible, de ce qui est fait en plus pour faire bien le travail » (Clot, 2015) qui explique la difficulté introspective des managers à évoquer une journée type de travail.

1.6. Animer pour garder la main, à la croisée du relationnel et du symbolique…

Devant l’impossibilité de pouvoir tout gérer, une partie des managers opte ainsi pour la création d’un groupe Whatsapp pour gérer le planning des réunions d’équipe, les absences, les aléas dans les situations de travail et favoriser la remontée des informations et des problèmes plus rapidement. Le groupe virtuel et le réseau social numérique d’entreprise sont aussi un moyen de maintenir la vitalité et la proximité avec le collectif à travers des événements, des soirées, des jeux de rôles, le partage se faisant à la fois dans et en dehors du strict cadre du lieu de travail. Concrètement le maintien de la proximité avec les équipes, souvent composées de jeunes, se retrouve plutôt à travers ce rôle d’animation du service dans lequel, un jeu s’opère à la croisée du relationnel et du symbolique (Martin, 2013) et qui permet au manager de maintenir une dynamique de groupe et de garder une vision d’ensemble.  

Un MDP :  A la réception vous avez des jeunes, ce sont des gens qui ont envie d’apprendre, des gens qui ont soif, qui ont faim, alors il faut les nourrir. A ce moment-là, je me suis dit ok, il y a tellement de choses à faire donc je vais donner un projet à chacun […] C’est juste que je dois faire le suivi. Alors on en est où ? on regarde ce que tu as fait … ».

Le plus souvent les managers de proximité les emploient sur des projets pour se libérer du temps, comme lors de l’organisation de soirées événements, pour la création d’un nouveau programme de fidélité. Plus « convaincus » en tant que porteur de projet, ils seront d’autant plus « convainquants » auprès des clients au moment de vendre ce nouveau service. Ainsi, la responsabilisation sur des projets de ce type permet de donner « le sens » ou plutôt « la direction » que les équipes devrons suivre et intégrer dans leurs activités de travail dans les semaines, mois ou années à venir… 

  1. 7. Un fonctionnement par projet qui distancie du terrain et qui pousse à la responsabilisation…

Nous venons de le présenter, les choix et les orientations sur la manière de cadrer le travail demeurent l’apanage de la hiérarchie et des planneurs. Dans les grandes chaines hôtelières, de nombreux projets de transformation, le plus souvent digitaux, viennent se superposer obligeant les managers à jongler, arbitrer, prioriser.  Le cas de l’accueil est typique avec 5 projets qui coexistent : hospitality mobile, refonte architecturale du lobby, installation d’une borne cliente d’information digitale, projet cashless visant la suppression de toute liquidité, sans oublier le fastcheckout pour fluidifier les départs des clients. Dans un tel système où le management se réalise par projet, les amplitudes horaires couvertes ne permettent pas une supervision régulière de l’activité, la solution trouvée pour maintenir une forme de proximité est la responsabilisation à travers l’attribution de missions spécifiques.

Placer stratégiquement les « bons collaborateurs » dans les « bons projets » et au « bon moment » devient une compétence spécifique de ces managers devenus des véritables animateurs. Néanmoins, malgré les tentatives de responsabilisation, les managers se distancient progressivement non pas physiquement mais cognitivement (Schmitt & al, 2011) de l’activité de leurs équipes. Ils cherchent alors à se réapproprier leurs savoir-faire au moment des bilans chiffrés et des statistiques sur les projets en cours, permettant l’échange et le partage des pratiques entre réceptionnistes. Ils cherchent aussi à revenir en proximité à travers le processus de changement lui-même, comme nous le montrons dans la partie suivante.

2.Entre « sens de l’hospitalité » et donner « du sens à l’hospitalité », place au sens des réalités.

Cette deuxième partie analyse le rôle d’accompagnement du manager de proximité dans le cadre du projet « hospitality mobile ». Nous montrons comment les managers font en sorte de donner les capacités à leurs équipes de « bien vivre » ou de « mieux vivre » le changement digital, et comment ils arrivent à agir « sur le projet de changement lui-même et sur la signification qui lui est attribué » (Rouleau & Balogun, 2007)en permettant aux différentes logiques de s’exprimer (Reynaud, 1988). Nous revenons également sur l’importance de la formation aux soft skills pour favoriser l’empowerment des réceptionnistes en situation d’hospitalité (Benedetto-Meyer, ‎ 2019).

2.1. Un dispositif peu adapté aux situations vécues à la réception…

Dans la pratique, le regard des réceptionnistes sur le projet « hospitality mobile » est d’être sans réelle plus-value, comparativement à une réception classique. Ils le jugent même contraignant sous certains aspects. Principal reproche attribué : la non prise en compte de la réalité des tâches et situations de travail qu’ils vivent au quotidien. Une réalité qui trouve écueil selon la période du « shift » (jour, nuit, matin), le type de clientèle (business, famille, loisir), les spécificités de chaque réception dans la répartition entre tâches administratives de « back office » et tâches en « front office », le nombre de services proposés qui peuvent venir se juxtaposer (vente, distribution, surveillance…) à la situation principale d’accueil. Aussi pointés du doigt, les nombreux bugs techniques et une nouvelle façon de concevoir le métier de réceptionniste, tournée davantage vers une logique commerciale.

Un directeur des applications : « Au lieu de passer 5 minutes à faire de l’administratif on a 5 minutes pour expliquer au client la ville, l’hôtel, les services fournis par l’hôtel et donc du coup promouvoir des services payants etc. On est beaucoup moins dans l’administratif et on est plus dans le commercial. On est dans le guest relation et ça c’est important ».  

2.2. Quand la règle implicite devient la norme, l’importance de la régulation conjointe pour le maintien du climat social.

Etre désignés en tant qu’hôtel pilote, et implicitement testés par la direction de la chaîne sur la réussite nécessaire du projet, place les managers en situation d’inconfort, entre le « marteau » et « l’enclume ». Bien que contraint par des règles de contrôle, le flou sur la méthode de mesure de l’usage de hospitality mobile permet cette fois de garantir une flexibilité dans le choix de la méthode de travail.

Un MDP d’un hôtel managé : « Normalement ils utilisent déjà le téléphone […] le seul truc c’est que le siège il utilise des KPI, sauf qu’ils ne savent pas vraiment, ils savent juste si on utilise le téléphone. Donc mes réceptionnistes utilisent le téléphone quand c’est possible mais le PC quand c’est nécessaire ».  

La possibilité est ainsi laissée à chaque réceptionniste de œuvrer soit avec le dispositif d’accueil classique soit avec hospitality mobile. Conscient qu’à ce stade de développement pouvoir jongler entre les deux dispositifs représente l’unique moyen de maintenir une qualité d’accueil suffisante et un bon climat social, les managers ferment les yeux. Conciliant avec les réceptionnistes les plus réfractaires, notamment certains représentants syndicaux, ils essayent en contrepartie d’inciter « gentiment » les réceptionnistes nouvellement arrivés et les moins « transgressifs » (Babeau, & Chanlat, 2008) à expérimenter hospitality mobile. Les managers gardent l’esprit lucide sur le fait que de toute façon, tôt ou tard, tous devront se résoudre à se réinventer avec le dispositif.

MDP d’un hôtel managé : « On sait que ça va devoir changer […] S’ils veulent le forcer ils le rajoutent dans les objectifs du directeur et le directeur va le répercuter sur le Front. Le Front va le répercuter sur l’exécution. Donc ça va venir mais tranquille tant que ce n’est pas 100% ok qu’ils ont pas pensé à tout. En Belgique il y a les syndicats et s’ils estiment qu’il y a des choses qui ont pas été bien réfléchi ils vont stopper […] ».  

La prise en compte des différentes logiques est la négociation instaurée sont d’autant plus importantes que ces acteurs seront amenés à se rencontrer au moment des groupes de travail. « On a des réunions tous les mois avec les syndicats, les responsables de chaque hôtel pilote, les responsables d’application pour améliorer tous ensemble, c’est un plan de travail ». En laissant s’exprimer le compromis, les managers de proximité parviennent aussi à faire évoluer les règles implicites pour créer des nouvelles règles de travail. Surtout, la régulation conjointement élaborée permet de gagner un temps précieux et de laisser libre cours à l’expression d’une démarche participative qui ne place pas les collaborateurs dans l’opposition. Ce mode d’action à l’intermédiaire des différentes logiques (Pichault & Schoenaers, 2012) permet la rédaction de plan d’action plus réaliste et de créer des nouvelles règles sur les étapes d’implantation de hospitality mobile. Les managers rencontrés font aussi preuve d’habilité en repensant hospitality mobile à travers des projets parallèles, comme celui de la reconception architecturale du lobby potentiellement plus riche en marges de manœuvre pour agir. C’est ainsi que l’organisation d’ateliers de travail, planifiés, organisés sur des plans architecturaux, animés par le manager lui-même, sont le moyen utilisé pour s’approprier et laisser s’exprimer le travail et l’idéation collective. Ils nous expliquent que réfléchir à l’emplacement du « terminal de paiement », de « l’imprimante », des « badges » c’est très vite en arriver à l’évocation des situations concrètes de travail et retrouver cette proximité avec les équipes.

2.3. Anticiper la transformation en misant sur le « sens de l’hospitalité » :  les soft skills comme facteurs d’Empowerement ? 

Devant la difficulté à rendre le dispositif technologique hospitality mobile adaptable du point de vue de son ergonomie, devant un pouvoir d’action réduit sur sa conception, les managers tentent de prémunir les réceptionnistes pour qu’ils puissent faire face et être à l’aise dans le nouveau rôle de « welcomer ». Evoluant dans un écosystème dynamique avec des possibilités formatives, les managers ciblent la situation relationnelle « réceptionniste-client » comme principal élément d’empowerment.

Un MDP : « En Belgique il y a beaucoup de possibilités, formation interne, Horeca… Moi mes réceptionnistes 2 par mois ils sont inscrits sur ces formations. C’est vraiment le savoir-être qui est important. Mais même l’entreprise met plein de formations internes qui jouent sur les émotions sur l’être humain c’est vraiment la chose la plus importante […] on a fait une formation interne tous les front office manager des hôtels pilote, on a été à Amsterdam qui sont depuis des années Hospitality mobile ».

Ils vont alors faire exposer ou exposer le personnel à travers une bibliothèque de situations dans lesquelles on apprend aux individus les bonnes pratiques : comment se comporter avec chaque profil client, quel « body langage » adopter, comment garder l’esprit ouvert (« le mindset ») ou encore, comment amener un client de manière « naturellement forcée » à ne pas demander une facturation papier. Plus que de donner un sens à la situation d’hospitalité, les managers cherchent à donner le sens de l’hospitalité à leurs équipes. Moins démunies, mieux préparées, elles n’auraient alors plus de réticences et de raisons d’opposer une résistance à l’usage d’hospitalité mobile. Le smartphone ne serait plus qu’un outil médiateur comme un autre.

En guise de conclusion : Vers un nouveau rôle managérial ?

Desmarais et Abord de Chatillon (2008) définissent quatre rôles pour les cadres de proximité : traduction, régulation des relations, pilotage des performances, et adaptation des ressources. A posteriori, l’analyse permet de resituer le pilotage de la performance comme la fonction principale du manager de proximité, caractérisé par un rôle marqué de conformation.

Présentant sans exception une légitimité liée à une pratique professionnelle antérieure de réceptionniste, les managers, mis à distance de l’acte même d’hospitalité « happée par les tâches concurrentes orientées vers l’alimentation des machines de gestion » (Girin, 1990), n’hésitent pas par intermittence à reprendre en main le dispositif pourtenter d’être en proximité ou en soutien de leur équipe au moment des roulements, des périodes de rush (Piney, 2015). Cependant même s’ils leur arrivent de reprendre en main les dispositifs, il leur est peu donné la possibilité d’avoir la main sur les dispositifs implantés ou sur le point de l’être.

Au-delà des aspects ergonomiques de facilité d’usage et d’utilité, la mise en place d’un dispositif digital comme « hospitality mobile » a entraîné une modification de la nature du travail, des compétences à mobiliser et a reconfiguré le lien social et les modes de collaboration et coopération entre ligne hiérarchique et travailleurs, entre travailleurs, et entre travailleurs et tiers (clients, citoyens). Dans ce contexte, les managers ont dû faire preuve d’habileté pour à la fois négocier avec leurs équipes les nouvelles conditions de réalisation du travail mais aussi leur donner les moyens de « faire face » aux transformations de leur métier apporté par la nouvelle stratégie de digitalisation.

Devant des marges de manœuvre réduites sur la conception, les managers ont actionné différents leviers parmi lesquels nous pouvons retenir :   l’adaptation des ressources individuelles par la formation, et la responsabilisation individuelle, qui ont posé les jalons d’une nouvelle forme d’empowerment relationnel. Finalement si les managers présentent toujours un rôle capital pour le secteur de l’hôtellerie en proximité des équipes et des clients, on retrouve une expression multiple qui se tourne de plus en plus vers l’animation du service par le biais des outils digitaux.

Références bibliographiques

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Babeau, O., & Chanlat, J. (2008). La transgression, une dimension oubliée de l’organisation. Revue française de gestion, 183(3), 201-219. doi:10.3166/rfg.183.201-219.

Benedetto-Meyer, M. (2019). Les managers de proximité sont-ils les acteurs d’une forme d’empowerment ? Terminal [en ligne]., p.125-127

Bobillier Chaumon, M.E. Sarnin P., Cuvillier, B., & Vacherand-Revel, J. (2015). L’activité médiatisée des cadres par les technologies de nouvelles pratiques pour de nouvelles compétences ? In C. Felion (Ed.)., Les cadres face aux TIC : enjeux et risques psychosociaux au travail. Paris : L’Harmattan.

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Clot, Y. (2015). Le travail à cœur : Pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La Découverte.

Desmarais, C. & Abord de Chatillon, E. (2008). Existe-t-il encore des différences entre le travail des managers du public et ceux du privé ? Revue française d’administration publique, Vol.4, N°128, p.767-783.

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De Terssac, G (2003), La théorie de la régulation sociale de Jean-         Daniel Reynaud, La Découverte, coll. « Recherches », Paris, 2003, 448 p.

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Schmitt, C., Fabbri, R. & Gallais, M. (2011). Situation de gestion, proximité cognitive et changement dans les organisations. Revue française de gestion, 213(4), 157-169.

    Webster, C., & Ivanov, S. H. (2019). Robotics, Artificial Intelligence, and the Evolving Nature of Work (SSRN Scholarly Paper ID 3336104). Social Science


[1]« property management system » ou « logiciel de gestion hôtelier » spécifique au groupe hôtelier.

[2] Les pilotes sont ceux qui font faire faire le travail. L’activité de pilotage se définit de façon très générale comme celle qui consiste dans l’espace de la production à faire faire (Barreteau & Crague, 2005).

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